Le phasme fait le mort pour garder la vie sauve
jeudi 9 février 2006
par Arno
Article : LE MONDE du 12.01.02

Rarement insecte aura été encouragé de la sorte à fréquenter les établissements scolaires. « Ce matin, nous avons eu de la chance, c’était le cours de sciences. Le prof, M. Mathey, a apporté en classe des phasmes (...). On va les garder en classe quelque temps pour les observer, c’est super ! », peut-on lire sur le site Internet des écoles communales de Martigny (Valais, Suisse), dans le journal de bord des "grands" de la classe 5P.

Les observer ? La tâche est pourtant loin d’être aisée. "Au début, on en avait repéré trois. En fait, ils étaient cinq", reconnaît Pauline. En classe de CM dans l’est de la France, Stéphanie, quant à elle, détaille sa frayeur le jour où il fallut nettoyer le vivarium et déposer les feuilles de lierre sèches à la poubelle. "Quelques minutes plus tard, je jetais un papier dans cette même poubelle. Quelque chose me chatouille la main. Un mini extraterrestre ? Non, ce n’est qu’un phasme ! (...) Nous sommes allés voir dans la poubelle et nous en avons trouvé deux autres. Ils se confondent si bien avec les tiges du lierre que nous ne les avions pas vus !" L’animal, en effet, pratique avec brio l’art du camouflage. C’est là sa grande force, et sa principale défense contre l’adversité.

A l’extérieur, c’est pire encore. Du grec phasma - "apparition", "fantôme" -, le phasme mérite vraiment son nom. Voisin par sa morphologie des criquets, des sauterelles et des mantes, il s’en distingue par son corps fin, sec et rectiligne, au deuxième segment thoracique démesurément long. Doté de six pattes fines et solides, cet insecte sans ailes (ou réduites à l’extrême) imite à la perfection le support sur lequel il s’accroche - brindille, feuille, écorce ou branche hérissée d’épines. Un mimétisme de forme (homotypie) comme de couleur (homochromie), auquel s’ajoute un immobilisme quasi total tout au long de la journée... Autant dire que repérer un phasme dans son environnement naturel demande une bonne dose d’obstination - et un minimum de savoir-faire.

En France, où l’on n’en connaît que trois espèces, dans la moitié sud du pays, le projet relève carrément de l’expédition. L’Association pour la systématique des phasmes et l’étude de leur répartition (ASPER, site http://home.worldnet.fr/ asper-fl/HomePage.htm) suggère deux méthodes pour y parvenir. La première, diurne, consiste à utiliser à partir du mois de juin un pulvérisateur d’eau et à asperger le plus finement possible les buissons qui les hébergent : le brouillard ainsi créé permet de voir au travers, et la réaction des phasmes est souvent assez vive, surtout lorsque les journées sont très chaudes. Pour Bacillus rossius, en revanche, qui affectionne la ronce, le rosier et la bruyère arborescente, seule la nuit est propice à l’observation. La lampe frontale est recommandée afin de garder les mains libres. Celles-ci peuvent ainsi se munir d’un petit filet, qui sera bien utile pour retrouver le phasme si celui-ci, se sentant repéré, se laisse choir. Une stratégie vitale pour nos espèces nationales - parfaitement inoffensives -, qui n’ont parfois d’autre moyen de sauver leur peau que de "faire le mort".

Lorsque le phasme est dérangé, il peut en effet s’immobiliser de façon réflexe et se laisser tomber au sol, où il restera immobile et raide pendant plusieurs dizaines de minutes. Ainsi, par cet état de catalepsie, échappera-t-il à ses prédateurs, car il devient encore plus difficile de le repérer une fois à terre. Qu’on y parvienne, et l’on pourra le prendre en toute impunité entre les doigts, sans qu’il bouge la moindre antenne.

Loin de notre Hexagone, il existe toutefois des espèces usant de moins pauvres ruses pour lutter contre leurs ennemis. Certaines portent des épines, d’autres, relativement nombreuses, se défendent par des émissions de substances toxiques ressemblant au gaz lacrymogène... C’est qu’on trouve un peu de tout au royaume des phasmes, où cohabitent environ 3 000 espèces, vivant pour l’essentiel en zone équatoriale. Sans compter celles qu’on ne connaît pas. "Nombreuses sont les espèces qui n’ont pas encore été découvertes, car elles sont particulièrement difficiles à repérer, fréquentent des zones peu accessibles et sont pour la plupart nocturnes", précise Philippe Lelong.

Comme les autres membres d’Asper, c’est en amateur que ce biochimiste contribue à une meilleure connaissance de cette grande tribu. Ces dernières années, lui et ses complices ont ainsi remis un peu d’ordre dans le tableau de famille des phasmes antillais. "En Guadeloupe, quatre espèces seulement avaient été recensées. Nous avons porté ce nombre à dix, et certaines ne semblent exister nulle part ailleurs."

De même, en Martinique, les espèces recensées sont-elles passées de deux à cinq... Contraste étonnant entre ces nouvelles venues, tout juste identifiées, et Carausius morosus, vedette des écoles et des collèges ! Originaire des régions indo-malaises, ce phasme filiforme, long d’environ 10 centimètres, a été introduit en Europe il y a plus d’un siècle. Il semble plutôt s’y plaire, pour peu qu’on lui fournisse un grand vivarium avec un bon couvercle, un vaporisateur, des feuilles de lierre ou de ronce plantées dans de la mousse de fleuriste... Et quelques écoliers soucieux de sa santé.

Catherine Vincent


La cité des femelles

C’est ainsi, du moins chez les phasmes français et chez Carausius morosus : il n’y a pas de mâles. Seulement des femelles, qui pondent des oeufs fertiles sans fécondation et se reproduisent donc par parthénogenèse. Celle-ci est dite "thélytoque", ce qui signifie qu’elle ne donne naissance qu’à des femelles - au contraire des abeilles, chez lesquelles une femelle non fécondée, si elle pond, ne donne naissance qu’à des mâles (parthénogenèse "arrhénotoque"). Le petit phasme étant dès la naissance semblable aux adultes, son seul moyen de grandir est de changer d’enveloppe. Pour muer, il s’accroche solidement à une branche, la tête en bas ; sa cuticule se fend au niveau du thorax, et il s’extrait lentement de son ancienne "peau". Une heure après, l’insecte retrouve à nouveau sa protection rigide. Le danger de la nudité s’éloigne. Jusqu’à la prochaine fois, puisqu’un individu devra muer quatre à dix fois au cours de son existence.

ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 13.01.02

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